14 – ON NE RIT PAS DE « LUI »
Comme cela lui arrivait souvent, le jeune garçon, ce soir-là, n’était pas rentré à la ferme. Où était-il ? Où vagabondait-il ?
En quel endroit du veld cet intrépide cavalier errait-il encore dans la nuit mauvaise ?
Soudain, un pas d’homme, un pas précis, appuyé, le pas de quelqu’un qui rentre chez lui ou qui, du moins, est certain de recevoir bon accueil.
La porte de la grande salle où se trouvait la vieille femme s’ouvrit. Entra un homme vêtu d’un long manteau, coiffé d’un chapeau boer, dont les bords, exagérément longs, étaient rabattus sur le visage. Laetitia s’était levée :
— Qui demandez-vous ?
L’homme, très calme, s’approcha de la vieille femme, la regarda avant de répondre.
Il articula enfin, d’une voix basse et richement timbrée :
— Bonsoir, c’est moi.
L’étranger insistait :
— Oui, c’est moi. Vous me reconnaissez maintenant ?
Et comme Laetitia, les mains jointes, se taisait encore, il insistait :
— Allons ! sotte que vous êtes, ne pouvez-vous me souhaitez la bienvenue ? pensiez-vous donc, comme Hans Elders, que j’étais mort ?
Laetitia fit « non » de la tête…
— Dans ce cas, reprit l’étranger, vous voyez que vous étiez mieux inspirée que lui : j’aurais plutôt cru le contraire. Je me serais davantage fié à l’intelligence de Hans Elders qu’à la vôtre, Laetitia… bah, peu importe, après tout. Mais nous ne sommes pas ici pour prononcer des paroles oiseuses. Voyons, vous me reconnaissez bien, n’est-ce pas ? Répondez ? Allons, dites-le donc.
Laetitia parla enfin :
— Fantômas, vous êtes Fantômas.
L’étranger sourit :
— Parfaitement, dit-il : Fantômas, je suis Fantômas. C’est quelqu’un, n’est-ce pas, Fantômas ? J’ai tenu parole, Laetitia ? On sait qui je suis dans le monde.
La vieille femme, d’un signe de tête approuva : La bonne Laetitia rassembla suffisamment de force pour demander au Maître de l’Épouvante :
— Que voulez-vous ? que me voulez-vous ?
Fantômas se prit à rire :
— Je viens, dit-il simplement, vous réclamer ma fille, Laetitia, ma petite fille, que je vous ai confiée il y a bien quatorze ans de cela. Où est-elle ? Rendez-la-moi. Je n’ai plus d’autre but dans l’existence que de la rendre heureuse.
La vieille femme ne répondit pas. Elle réfléchissait, éperdue.
Fantômas, brutalement, la rappela à la réalité des choses :
— Allons, ordonna-t-il, quand vous aurez fini, vieille femme, de réfléchir ainsi, vous songerez peut-être que je vous attends ? et que je suis impatient ? Où est ma fille ?
La vieille Laetitia enfin se décida à desserrer les lèvres. Et c’est d’une voix tremblante, d’une voix cassée, discordante, qu’elle répondit :
— Votre fille, Fantômas ? je ne sais pas où elle est. Je ne sais pas, même, si elle est morte ou si elle est vivante.
Laetitia n’en dit pas plus.
À peine avait-elle articulé ces mots, que Fantômas, soudain s’était levé, s’était précipité vers elle. Maintenant il la tenait aux épaules, il l’étreignait, la secouait :
— Tu mens, tu ne sais pas si elle est morte ou vivante ? Ah ! Laetitia, prends garde. Ne dis pas de pareilles choses. Tu ne sais pas ce qu’il en coûte à vouloir me tromper.
Mais il semblait que l’attaque brutale de Fantômas ait eu pour premier résultat de rappeler Laetitia à une parfaite maîtrise d’elle-même :
La vieille femme, maintenant, était à nouveau prête à la lutte.
Comme elle avait résisté à Hans Elders, elle tenterait de résister à Fantômas.
— Je ne mens pas, je ne sais pas où est ta fille. Écoute, maître, roi du crime, je n’oserai pas te mentir à toi. Et si tu me demandes quelque chose, un renseignement, une indication, cette indication, ce renseignement, il n’y a qu’un homme au monde qui puisse te le donner.
— Qui ?
— Hans Elders.
— Pourquoi ?
— Parce que ton lieutenant est seul à avoir pu te trahir. Seul à avoir pu s’emparer de ton enfant. Non, ne dis pas non. Fantômas, je te jure que c’est vrai, et je te jure aussi que si j’ai perdu ta fille, si ta fille n’est plus avec moi, si je ne puis pas te rendre ce dépôt, il n’y a pas de ma faute. C’est Hans Elders qui a voulu être le maître de ton enfant afin de pouvoir t’imposer sa loi, qui a dû voler cet enfant.
— Mais quand l’aurait-il volé ?
— Il y a très longtemps. Je ne sais plus combien d’années.
Fantômas, rageusement, se promenait maintenant dans la grande pièce.
— Laetitia, reprit-il, tu ne mens pas ? tu me jures que tu ne sais pas ce qu’Hélène est devenue ?
— Je te le jure.
— Que tu ne vois pas qui, en dehors de Hans Elders, pourrait me renseigner ?
— Je te le jure encore.
— Ma fille, ce n’est pas Winifred ?
— Winifred ?
— Oui, Hélène n’est pas devenue Winifred ?…
— Non ! mon Dieu non.
— Et ton fils ? cet enfant que tu élèves ? Teddy ne se doute pas non plus de ce qu’est devenue Hélène ?
— J’ai recueilli Teddy après le départ d’Hélène.
Pendant quelques instants Fantômas continuait sa promenade de fauve pris à un piège.
Il marchait d’un pas saccadé, nerveux, torturé. Il tenait à la main une cravache, dont à la volée il brisait la hampe sur les meubles.
On le sentait pris d’un désir de destruction, d’un besoin de massacre, d’une rage d’anéantissement.
Et soudain Fantômas, brusquement, s’arrêta :
Il était maintenant en face de Laetitia, près d’elle, à la frôler…
De nouveau il la prit par les épaules, il la secoua :
— Laetitia, Laetitia, comment crois-tu que je vais te punir ? comment crois-tu que je vais me venger pour ton épouvantable légèreté ? Comment crois-tu que Fantômas va te faire payer la douleur que tu lui imposes ?
— Je suis innocente.
— Non, tu n’es pas innocente et rien ne peut excuser ta faute, dont les conséquences risquent d’être irréparables. Comment ! je t’avais confié ma fille, mon enfant, ma petite Hélène, avant de partir à la conquête du monde. Et tu m’annonces froidement aujourd’hui que cette enfant a disparu, que tu ne peux pas me la rendre. Laetitia, tu m’annonces cela alors qu’après dix années de lutte, dix années de dangers, dix années d’horreur, je suis devenu, moi, le pauvre bougre d’alors, le Roi du meurtre, le Maître de la Mort, le Crime Insaisissable. Et tu t’imagines que je te crois ? Et tu t’imagines qu’il va te suffire de me répondre : « Fantômas, je ne sais pas où est votre fille », pour que je renonce à l’espoir de la retrouver ? Ah ! vieille femme, on voit que tu ignores qui est Fantômas, et ce dont Fantômas est capable.
Laetitia ne répondit rien, elle était plus morte que vive…
— Écoute, reprit Fantômas, d’une voix encore plus grave, en pesant sur les mots d’une façon encore plus impérieuse, tu vas me dire où est Hélène ?
— Mais je ne le sais pas.
— Ou tu vas mourir au milieu d’abominables tortures…
— Tue-moi, Fantômas, torture-moi si tu veux. J’ignore où est ta fille.
***
Quel était donc le secret que détenaient à la fois Laetitia, Hans Elders et Fantômas ?
Jadis, le monstre insaisissable avait été un honnête homme. Il avait vécu au Transvaal puis, lors de la guerre, s’était engagé dans l’armée anglaise, trahissant les Boers.
Cependant il tenait à ces derniers par des liens indestructibles. D’une femme de Pretoria, il avait eu un enfant, une fille qu’il adorait.
Traqué par ceux qu’il trompait, Fantômas, alors uniquement connu sous le nom de Gurn, avait confié son enfant à la vieille Laetitia, enfermant dans un coffret un crâne qui servait de cachette à ses papiers de famille. Puis il s’était enfui, pensant revenir bientôt.
Les circonstances devaient décider autrement :
Gurn, devenu ensuite Fantômas, n’était connu que d’un homme à Durban. C’était Hans Elders, un bandit de son espèce qui, ayant suivi de loin les aventures de celui dont il avait été le complice, savait que le Gurn, père de l’enfant confié à Laetitia, était devenu le redoutable Fantômas.
Certes Fantômas, sans nouvelles de l’Afrique pendant dix ans, n’aurait pas dû s’étonner de la déclaration de Laetitia, d’autant que la vieille femme avait, entre temps, appris de Hans Elders, que Fantômas et Gurn ne faisaient qu’un. Il aurait dû comprendre qu’il était fort possible que Laetitia ne lui mentait point, lorsqu’elle lui affirmait qu’elle ignorait ce qu’était devenue sa fille. C’est si peu de chose qu’un enfant.
Et dans les plaines immenses de l’Afrique du Sud, dans ces contrées infestées d’assassins, dans ces contrées insalubres, dans ces contrées où, tous les jours, des hommes tombent sous la dent des fauves ou la sagaie d’un Cafre, frappé par la balle d’un ennemi, tué par la fièvre maligne… Il est si fréquent qu’un petit enfant disparaisse, qu’il ne convient pas d’en être surpris le moins du monde.
Mais Fantômas, l’homme à qui tout avait réussi jusqu’alors, qui, des pires périls, avait su sortir indemne, qui, au milieu de dangers, s’était sauvé par des ruses fantastiques, ne pouvait admettre qu’une telle épreuve s’abattît sur lui.
La rage s’était emparée de lui. Laetitia disait-elle vrai, ou alors, résistant à Fantômas, refusait-elle d’indiquer au bandit ce qu’était devenue la fille de Gurn, l’honnête homme autrefois ?
— Veux-tu répondre ?
— Je ne sais rien.
— Veux-tu me dire quel est l’enfant qui porte le signe qui me permettra de reconnaître ma fille ?
— Il n’y en a pas.
— Veux-tu me dire ce que tu as vu de la disparition d’Hélène ?
— Je n’ai rien vu. Un jour elle était là, dans la ferme, et le soir, elle n’y était plus à mon retour.
— Tu n’as rien vu.
Et il eut cette phrase étrange :
— Tes yeux ne te servent donc à rien, Laetitia ?
— Fantômas, ce n’est pas de ma faute.
— Eh bien, en ce cas, puisque tu ne sais pas te servir de tes yeux, je vais t’en priver.
D’un bond, Laetitia s’échappa à l’étreinte du bandit qui, jusqu’à cette minute, l’avait maintenue de force devant lui, sous son regard.
— Que dis-tu ?
— Que je vais me venger.
Fantômas, sans même se presser, et comme certain d’avance que Laetitia ne pouvait lui opposer la moindre résistance, s’avança vers la vieille femme. Il l’empoigna par le bras et, d’une seule poussée, brutalement, farouchement, il la jeta à terre :
Laetitia tomba à genoux devant lui, qui hurlait :
— Pitié, grâce. Je te dis, maître, que je ne sais pas.
Mais lui, tout à sa colère, tout à sa vengeance, ne semblait pas avoir conscience même des paroles de la vieille femme.
— Une dernière fois je t’offre la vie. Dis-moi où est ma fille ?
— Je ne sais pas.
— Nous verrons si tu t’obstineras.
Tout en parlant, il venait de tirer de sa poche un petit revolver dont il approchait le canon du visage de la vieille femme.
— Parle, ou je te brûle un œil.
— Grâce.
— Tu l’auras voulu, dit-il.
Fantômas fit feu…
L’arme dont il venait de tirer un coup était chargée de cartouches à blanc, et la poudre en s’enflammant, en sortant, en jet brûlant, du canon approché de l’œil de Laetitia, venait bien de crever un œil à la malheureuse.
Laetitia, cependant qu’un jet de sang l’inondait et tandis que sa face torturée en un rictus d’effroyable douleur, devenait d’une blancheur de cire, hurla, en s’écroulant :
— Monstre, puisque je te dis que je ne sais pas ce qu’est devenue ta fille.
Près de Laetitia, écroulée sur le sol, Fantômas se jeta à genoux :
— Ah ! hurla-t-il, tu te moques encore de moi ? Il ne sera pas dit que Fantômas n’arrivera pas à rompre la volonté d’une vieille femme comme toi.
Le revolver se rapprochait encore une fois du visage de Laetitia.
— Regarde bien, dit Fantômas, regarde-moi bien, car bientôt…
Il y eut dans la pièce une seconde détonation.
***
Jupiter était trempé.
Lorsque, quelque temps après l’explosion du rocher qui l’enfermait dans la presqu’île, rompant toute communication entre cette presqu’île et le rivage, Jupiter était arrivé à comprendre qu’il n’était pas tout à fait mort, puisqu’il avait très peur.
— Moi être prisonnier, s’était-il dit.
Par bonheur, Jupiter savait nager. Après s’être approché avec précaution de l’extrémité de son îlot, Jupiter songeait qu’il lui était assez facile, somme toute, de se jeter à l’eau et de gagner la rive où les soldats, bien persuadés qu’ils étaient d’avoir irrévocablement emmuré le fugitif, ne veillaient pas avec beaucoup de soin.
La mer était calme, ce fut un jeu pour Jupiter que de s’évader. Par exemple, à peine avait-il reprit pied sur le sol ferme qu’il se prit à grelotter. Jupiter qui ne réfléchissait jamais longuement avant de prendre une décision s’était en effet jeté à l’eau tout habillé. Or, il soufflait un petit vent froid assez vif et le brave noir, dans ses habits trempés, frissonnait.
— Un petit temps de course, songea-t-il, me réchauffera.
Jupiter avait tant couru la nuit précédente qu’il ne pouvait évidemment s’effrayer d’avoir encore à courir quelques instants.
Le bon noir précipita sa marche, tout en sifflant et en chantonnant l’air boer bien connu :
« O, Miefje, jy es toch so lief en jy is toch so soet » (Oh ! Manon, tu es si gentille et tu es si douce aussi…)
C’est que Jupiter était d’excellente humeur.
Ne tenait-il pas, en effet, dans sa main droite le portefeuille si mystérieusement découvert et dans lequel il avait eu la joie de retrouver les cent billets de mille francs qui lui avaient été volés quelque temps auparavant ?
— Mme Laetitia, songeait Jupiter, va en être stupéfaite.
Et à cette pensée Jupiter marcha encore un peu plus vite…
Le noir, en effet, à peine sorti de sa presqu’île, avait décidé, avec la spontanéité qui est particulière à ceux de sa race, d’aller mettre tous ses amis et connaissances, au courant des heureux incidents de la nuit.
La vieille Laetitia était pour lui une intime, car Laetitia bien souvent lui avait rendu service, c’était chez elle qu’il irait montrer d’abord le portefeuille retrouvé.
Hélas, le brave Jupiter ne s’attendait pas à l’horrible spectacle qu’il devait trouver à la ferme !
À peine avait-il ouvert la porte de la grande salle que son portefeuille lui échappa des mains, cependant que, hurlant de frayeur, il s’élançait vers un coin de la pièce…
Là, gisait, demi-morte, râlante, le corps agité de soubresauts convulsifs, la vieille Laetitia.
Jupiter, fou de terreur, se pencha sur elle, criant :
— Mais qu’est-ce que li a ? qu’est-ce que li a ?
Le noir fit tant de vacarme que bientôt des bâtiments de la ferme où des domestiques habitaient, d’une ferme voisine même, on accourut.
Jupiter, entendant que l’on venait, se releva et, naturellement chercha des yeux sur le sol le portefeuille qu’il avait laissé choir dans son premier moment de stupéfaction…
Or ce portefeuille que Jupiter avait parfaitement vu rouler contre la muraille n’était plus là. Il avait disparu. Il s’était évanoui.
Quand Jupiter était entré, il avait tiré sur lui la porte, il en était certain et pourtant, cette porte était ouverte, grande ouverte maintenant.
Le pauvre Jupiter toutefois, avait à peine le temps d’éclater en sanglots et de commencer à se lamenter, que les événements, encore une fois se précipitèrent.
Jupiter fut bousculé par la foule de ceux que ses cris avaient attirés. Les arrivants avaient aperçu Laetitia, couverte de sang, relevèrent la vieille femme, ils la questionnèrent :
— Mais qu’est-ce que c’est ?
— Que vous est-il arrivé ?
— Qui vous a fait cela ?
Et à moitié folle de douleur, Laetitia répondit :
— À l’assassin, c’est lui, lui, arrêtez-le.
Certes, Laetitia ne se rendait point compte de l’affreuse erreur qu’elle commettait.
Ceux qui la tenaient encore dans leurs bras se hâtaient, en effet, de la déposer sur le grand lit de sa chambre, puis, d’un même mouvement, sans avoir eu besoin de se concerter, ils se précipitaient dans la grande salle, où Jupiter, toujours affolé, hurlait…
Le noir vit arriver sur lui tous ces gens dont les traits respiraient la colère, et dont les uns hurlaient : « À l’assassin » et dont les autres criaient : « À mort. À mort. »
Et Jupiter, désireux avant tout d’éviter un sort qu’il ne devinait que trop, bondit hors de la pièce, claqua la porte sur lui, s’en fut, courant à perdre haleine, droit devant lui, sur la route de Durban.
Et derrière lui, les gens, fous de rage, épouvantés par l’horreur du drame qu’ils lui imputaient, haineux contre le noir par cela seulement qu’il était noir, prirent la chasse, hurlant :
— À l’assassin. À mort. Arrêtez-le.